Hétérodermie maritime (Heterodermia sitchensis) évaluation et rapport de situation du COSEPAC : chapitre 5

Habitat

Besoins en matière d’habitat

Comparativement à la majorité des autres lichens arboricoles, l’H. sitchensis a des exigences remarquablement strictes en matière d’habitat. Son occurrence semble dépendre de la superposition de trois facteurs écologiques essentiels : 1) proximité de l’océan et orientation du site vers la mer; 2) vieux épinettes de Sitka dotés de rameaux inférieurs défoliés; 3) branches à croissance lente; 4) sites enrichis d’azote et de calcium. Ces facteurs et d’autres caractéristiques de terrain sont brièvement décrits ci-dessous.

1) Habitats maritimes

Tous les H. sitchensis enregistrés jusqu’à présent ont été trouvés exclusivement sur la côte externe, dans la zone d’embruns de l’océan Pacifique. Fait intéressant, presque toutes les espèces du genre Heterodermia de l’ouest, notamment l’H. japonica, l’H. leucomela, l’H. namaquanaet l’H. obscurata, préfèrent ces conditions. Vu les collectes intensives de macrolichens épiphytes réalisées sur la côte de la Colombie-Britannique, la présence de ces lichens exclusivement sur le rivage reflète certainement la réalité et n’est pas simplement le résultat d’un sous-échantillonage (voir figure 3).

Figure 3. Activités de recherche menées pour les marcrolichens sur la côte de la Colombie-Britannique et sur des sites adjacents aux États-Unis. Les numéros identifiant les trois plus grands secteurs de recherche correspondent au tableau 2.

Figure 3. Activités de recherche menées pour les marcrolichens sur la côte de la Colombie-Britannique et sur des sites adjacents aux États-Unis. Les numéros identifiant les trois plus grands secteurs de recherche correspondent au tableau 2.

2) Épinettes de Sitka

L’Heterodermia sitchensis est un lichen épiphyte (arboricole) connu pour pousser exclusivement sur les épinettes de Sitka (Picea sitchensis). Puisque les macrolichens épiphytes sont rarement confinés à une seule espèce d’arbre, des recherches minutieuses ont été menées sur d’autres espèces pouvant servir d’hôte, comme l’aulne rouge (Alnus rubra), le sapin gracieux (Abies amabilis), le thuya géant (Thuja plicata), la pruche occidentale (Tsuga heterophylla) et l’if de l’Ouest (Taxus brevifolia). Ces recherches n’ont cependant pas permis de trouver d’autres arbres hôtes pour ce lichen.

L’occurrence de l’épinette de Sitka dépend en partie de perturbations périodiques. Par exemple, dans l’archipel Broken Group du parc national Pacific Rim, l’espèce est abondante sur les îles extérieures exposées. En revanche, l’espèce est à peu près absente des îles intérieures plus protégées. Ce facteur a évidemment une profonde incidence sur l’occurrence de l’H. sitchensis.

3) Rameaux

L’Heterodermia sitchensis pousse surtout sur les rameaux de moins de 8 mm de diamètre, mais a également été observé sur quelques rameaux de 12 mm de diamètre. De manière générale, seules les parties défoliées des rameaux sont colonisées, les parties adjacentes garnies de feuilles étant peut-être trop jeunes ou trop instables écologiquement pour soutenir le lichen. Les rameaux dont le diamètre est supérieur à 10 ou 12 mm portent généralement des mousses et des hépatiques, lesquelles tendent vraisemblablement à détrôner l’H. sitchensis.

Tout comme les autres lichens poussant sur des petits rameaux, l’H. sitchensis semble avoir une courte durée de vie et un cycle vital de l’ordre de 10 à 15 ans. Ce lichen meurt lorsque son emplacement sur un rameau est colonisé par des lichens et des bryophytes plus agressifs, ce qui pourrait expliquer sa rareté. Même si l’H. sitchensis doit recoloniser fréquemment des sites, l’espèce semble néanmoins incapable de se disperser et/ou de s’établir de manière efficace (voir plus loin).

4) Croissance des branches

L’Heterodermia sitchensis est principalement restreint aux rameaux à croissance lente, c’est-à-dire de moins de 10 cm par année environ. Cette préférence pourrait expliquer l’association de l’espèce avec les vieux arbres et aussi sa présence occasionnelle sur de jeunes arbres poussant sur des affleurements rocheux. Dans les deux cas, la croissance des branches est présumée lente.

L’Heterodermia sitchensis est probablement plus abondant après les périodes de perturbations subies par l’arbre hôte. Par exemple, les défoliations modérées causées par les insectes semblent même encourager la colonisation des branches à croissance rapide. Les dynamiques démographiques de cette espèce sont donc probablement cycliques et sont marquées par des périodes de relative abondance à l’échelle du paysage, suivies de périodes de déclin. Des observations faites en 2002 suggéraient que l’H. sitchensis entrait alors dans une période d’abondance à la suite d’un épisode de défoliation survenu en 2000 environ. Les rameaux les plus propices à la colonisation sont ceux qui survivent à une défoliation et qui continuent de pousser. En revanche, la mort des branches entraîne la chute de l’écorce et, par le fait même, des H. sitchensis.

5) Position dans le couvert forestier

L’Heterodermia sitchensis semble être restreint à l’étage inférieur et pousse généralement à moins de 4 m du tapis forestier. Selon Goward (1994), la position de l’espèce refléterait sa sensibilité au dessèchement, mais l’observation récente de thalles à 13 m du sol suggère que ce n’est pas toujours le cas (Goward et Wright, 2003). On avance également, sans nécessairement rejeter la première hypothèse, que l’H. sitchensis est absent du couvert moyen et supérieur parce que l’azote et les autres nutriments nécessaires à son établissement n’y sont pas présents. Selon cette hypothèse, l’azote est probablement présent en concentration seulement à l’étage inférieur, probablement en raison de l’effet de percolation au travers des étages supérieurs.

6) Chimie des branches

Goward et Fredeen (2006, en préparation) ont amassé des preuves indirectes montrant que l’H. sitchensis a une grande exigence physiologique pour les écorces dont le pH est élevé. À première vue, cette exigence est incompatible avec l’association de l’espèce avec l’épinette de Sitka qui, comme c’est souvent le cas chez d’autres conifères, a une écorce acide (Barkman, 1958). Néanmoins, on sait parfaitement bien que les écorces de conifères enrichies de nutriments peuvent avoir un pH assez élevé (voir, par exemple, Goward et Arsenault, 2000). Voici quelques exemples d’enrichissements en nutriments :

7) Perchoirs d’oiseaux

Les excréments des oiseaux percheurs, et plus particulièrement des Pygargues à tête blanche, créent des colonnes verticales d’enrichissement qui descendent jusqu’au tapis forestier. Ces colonnes de nutriments semblent favoriser l’établissement de l’H. sitchensis, même sur les arbres donc l’écorce est autrement plutôt acide. Lorsqu’un perchoir est abandonné (parce que la branche s’est cassée ou qu’elle a été envahie par de jeunes branches), la colonne de nutriments se dissout peu à peu. Ce phénomène pourrait expliquer, par exemple, la disparition graduelle de l’H. sitchensis de l’emplacement de l’holotype entre 1983 et 2002 (voir plus haut).

8) Aires d’hivernage des otaries

Un des sites les plus productifs de l’H. sitchensisest situé sur la côte nord de l’île Wouwer, une échouerie hivernale bien connue où se réunissent par centaines des otaries de Steller et des otaries de Californie. Les otaries occupent les plateformes rocheuses et les plages, et pénètrent même quelque peu dans la forêt. Selon des analyses élémentaires récentes réalisées sur des rameaux d’épinettes de Sitka provenant de cet endroit (Goward et Fredeen, 2006, en préparation), les aérosols marins résultant de ces activités imprègnent les arbres proches, augmentant ainsi considérablement le pH des écorces. Il est donc peu surprenant que ces emplacements offrent des habitats de choix pour l’H. sitchensis.

9) Sous-sol riche en azote

Tout comme l’île Wouwer, l’île Florencia abrite d’importantes populations d’H. sitchensis. Cette île est également réputée pour son sous-sol rocheux calcifère. Selon les rédacteurs du présent rapport, il y a probablement une relation causale entre ces observations. On pense qu’un sous-sol rocheux calcifère est bénéfique pour les lichens corticoles poussant à la base qui absorbent les nutriments par les racines (Goward et Arsenault, 2000). Les nutriments déplacés sont plus tard relâchés dans le couvert forestier. L’enrichissement en nutriments d’au moins certains peuplements d’épicéas de Sitka peut être déduit par la présence, comme sur l’île Florencia, d’assemblages exceptionnellement riches de cyanolichens (c.-à-d. d’espèces dont le partenaire photosynthétisant est une cyanobactérie).

10) Colonies d’oiseaux de mer

Dans le cas de l’île Florencia, il est possible que le substrat soit également enrichi en raison de l’utilisation intensive du lieu par les oiseaux de mer en nidification. Les Goélands à ailes grises, les Cormorans pélagiques, les Huîtriers de Bachman et les Guillemots colombins fréquentent tous cette île tout au long de l’année, mais le font de façon plus intensive pendant la saison de reproduction. Les Goélands à ailes grises ayant tendance à déféquer lorsqu’ils planent au-dessus de la lisière de la forêt peuvent, en plus de créer des colonnes de nutriments comme celles déjà décrites, contribuer à un enrichissement additionnel plus généralisé. L’H. sitchensis bénéficie probablement de ces « bombardements fécaux ».

11) Sites d’anciens villages

Les amas de coquillages témoignant de la présence d’anciens villages autochtones sont une autre source possible d’enrichissement. Selon cette hypothèse, les coquillages accumulés sur d’anciens sites de villages autochtones pourraient constituer actuellement une source de nutriments localisée et hautement concentrée. Lorsqu’ils sont entraînés dans le couvert forestier, ces nutriments élèvent sans aucun doute le pH de l’écorce des arbres et favorisent ainsi l’établissement de lichens nitrophiles comme l’H. sitchensis. Les perturbations associées à la présence de ces villages il y a plus d’une centaine d’années ont favorisé la colonisation du rivage par les épicéas de Sitka et, par le fait même, la création du futur habitat de l’H. sitchensis.

12) Petites îles

Les petites îles offrent une défense contre les prédateurs, encourageant ainsi une utilisation régulière et prolongée par les oiseaux de mer en nidification, les otaries en hivernage et d’autres animaux. La présence d’une faune riche augmente certainement les teneurs en nutriments et encourage du même coup la colonisation par l’H. sitchensis. Ces facteurs pourraient expliquer la fréquence relative de l’H. sitchensis sur les petites îles. Enfin, les caps, les promontoires, les flèches littorales et les péninsules ont probablement une incidence positive sur l’espèce puisque ce sont des sites de repos intéressants pour les oiseaux migrateurs.

Tendances en matière d’habitat

Au Canada, l’H. sitchensis est restreint aux vieilles forêts littorales de la côte ouest de l’île de Vancouver. L’espèce y est probablement protégée des activités d’exploitation des ressources en raison de la rugosité de la topographie et de la relative inaccessibilité de la région. Cependant, étant donné que la réglementation provinciale en matière de foresterie n’interdit pas explicitement les coupes d’arbres le long de la côte externe, l’H. sitchensis a probablement perdu une partie de son habitat, surtout en raison de la valeur commerciale exceptionnelle de son hôte, l’épinette de Sitka. La construction immobilière, qui se développe à quelques endroits dans le sud de la péninsule Ucluth, a déjà entraîné la disparition d’une population.

Protection et propriété

Cinq des dix populations existantes d’H. sitchensispoussent dans la réserve de parc national Pacific Rim, où elles sont strictement protégées contre les coupes d’arbres et les activités d’extraction des ressources. Quatre des autres populations sont situées sur des terres domaniales sur de petites îles inexploitées. La dernière population, qui pousse également sur une terre domaniale, se trouve à proximité d’un marais littoral de la péninsule Ucluth, situé à un kilomètre de Ucluelet. Voir le tableau 1 pour plus de détails.

Tableau 1. Sites canadiens d’Heterodermia sitchensis et statut actuel et historique de chacun.
Les numéros des sites correspondent aux points numérotés de la figure 2
Région Site Années de signalement Taille originale de la population (nombre de thalles) Taille de la population (2001-2004)
(nombre de thalles)
Tendances démographiques
(menace pour la population)
Tofino, C.-B.
Site 1
Canada, Colombie-Britannique, anse Schooner, île de Vancouver (entrer l’emplacement) 1983, 2001, 2002
12
Disparue
Déclin
(Parc national Pacific Rim : perte d’oiseaux percheurs et par conséquent perte d’enrichissement?)
Ucluelet, C.-B.
Site 2
Canada, Colombie-Britannique, péninsule Ucluth, île de Vancouver 1983
4
Disparue
Déclin
(Terre privée : coupes d’arbres pour le développement immobilier)
Ucluelet, C.-B.
Site 3
Canada, Colombie-Britannique, pointe Quisitis, île de Vancouver 2001
6
 
Inconnue
(Parc national Pacific Rim : tempêtes hivernales ou collecte par les amateurs de plein air pour allumer un feu)
Ucluelet, C.-B.
Site 4
Canada, Colombie-Britannique, île Florencia, île de Vancouver 2001, 2002
56
 
Inconnue
(Parc national Pacific Rim : tempêtes hivernales ou collecte par les amateurs de plein air pour allumer un feu)
Ucluelet, C.-B.
Site 5
Canada, Colombie-Britannique, péninsule Ucluth, île de Vancouver 2001
2
 
Inconnue
(Terre privée : coupes d’arbres pour le développement immobilier)
Ucluelet, C.-B.
Site 6
Canada, Colombie-Britannique, île Benson, île de Vancouver 2002
1
 
Inconnue
(Parc national Pacific Rim : tempêtes hivernales ou collecte par les amateurs de plein air pour allumer un feu)
Ucluelet, C.-B.
Site 7
Canada, Colombie-Britannique, île Dicebox, île de Vancouver 2001
1
 
Inconnue
(Parc national Pacific Rim : tempêtes hivernales ou collecte par les amateurs de plein air pour allumer un feu)
Ucluelet, C.-B.
Site 8
Canada, Colombie-Britannique, île Wouwer, île de Vancouver 2001, 2002
44
 
Inconnue
(Parc national Pacific Rim : tempêtes hivernales, perte d’enrichissement par les otaries ou collecte de rameaux par les amateurs de plein air pour allumer un feu)
Tofino, C.-B.
Site 9
Canada, Colombie-Britannique, île Lawrence, détroit Clayoquot, île de Vancouver 2001, 2002
21
 
Inconnue
(Terre domaniale : tempêtes hivernales, perte d’oiseaux percheurs ou collecte de rameaux par les amateurs de plein air pour allumer un feu)
Bamfield, C.-B.
Site 10
Canada, Colombie-Britannique, île Folger, île de Vancouver 2002
18
 
Inconnue
(Terre domaniale : tempêtes hivernales ou perte d’otaries)
Kyuquot, C.-B.
Site 11
Canada, Colombie-Britannique, environs de Kyuquot, île de Vancouver 2004
14
14
Inconnue
(Terre domaniale : perturbation causée par l’exploitation forestière et collecte par les amateurs de plein air pour allumer un feu)
Kyuquot, C.-B.
Site 12
Canada, Colombie-Britannique, deuxième emplacement dans les environs de Kyuquot, île de Vancouver 2004
48
48
Inconnue
(Terre domaniale : tempêtes hivernales ou collecte par les amateurs de plein air pour allumer un feu)
Tillamook, OR
Site 13
États-Unis d’Amérique, Cape Lookout, comté de Tillamook, Orégon 2000, 2001
5-10
(T. Tønsberg, comm. pers.)
S.O.
Inconnue
(Parc de l’État de Cape Lookout : collecte par les amateurs de plein air pour allumer un feu)

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