Salamandre sombre des montagnes évaluation et rapport de situation du COSEPAC : chapitre 8

Biologie

Cycle vital et reproduction

Le Desmognatahus ochrophaeus est nocturne. Les salamandres restent cachées sous divers objets durant le jour. Lorsque les niveaux d’humidité sont propices, elles émergent peu après le coucher du soleil et peuvent être trouvées, durant leur quête de nourriture, à proximité de leurs refuges diurnes; les activités de surface se font surtout peu de temps après l’arrivée de l’obscurité (Bishop, 1941; Holomuzki, 1980).

Le D. ochrophaeus est une espèce généraliste quant à son alimentation et se nourrit d’une grande variété d’invertébrés terrestres. La plupart du temps, il semble être grandement insectivore : il capture des fourmis, des tipules, des larves de diptères, des chenilles, des homoptères, des hyménoptères, des araignées, des acariens, des phalangides et des diplopodes. Il semble aussi s’alimenter d’un peu de végétation (Bishop, 1941; Petranka, 1998). En Ohio, il se nourrit surtout de lombrics (Keen, 1979), de larves de mouches, de coléoptères adultes, de collemboles et d’acariens (Orr, 1989). À l’occasion, des larves et des œufs du genre Desmognathus constitueront ses proies (Huheey et Brandon, 1973; Forester, 1983).

Cette espèce tend un guet-apens dans un domaine vital d’environ 1,06 m2 composé de bords de suintements (Orr, 1989). La cinématique de l’alimentation ressemble à celle d’autres Pléthodontidés, où l’ouverture béante de la bouche occasionne la montée de la mâchoire supérieure alors que la mâchoire inférieure demeure fixe. À la suite du contact du coussin lingual collant avec la proie, la tête de la salamandre s’avance brusquement vers l’avant et le coussin est rapidement rétracté alors que la bouche se ferme avec une force considérable (Larsen et Beneski, 1988).

Durant les mois hivernaux, l’activité alimentaire est réduite et le D. ochrophaeus va vers les zones de suintements et de refuges souterrains où les températures de l’eau souterraine demeurent relativement constantes durant tout l’hiver. À ce moment, les corps gras se sont développés à leur plein potentiel. L’espèce redevient habituellement active en mars, période où le vitellus des œufs a terminé de se développer (Orr, 1989). L’hibernation débute généralement en novembre dans les portions méridionales de l’aire de répartition. Au Québec, la période d’hibernation est probablement plus longue, débutant plus tôt en automne et se terminant plus tard au printemps. Cependant, on sait que les salamandres quittent leurs abris hivernaux à tout moment, lorsque les températures sont propices (Petranka, 1998).

L’accouplement et la ponte ont lieu à l’automne et au printemps dans l’État de New York, et probablement dans les populations canadiennes avoisinantes (Bishop, 1941). Les mâles cherchent et trouvent les femelles au moyen de la vue et de l’odorat (Uzendoski et Verrell, 1993; Evans et Forester, 1996). Lorsqu’un mâle trouve une femelle, il place son museau sur le dos de celle-ci. S’ensuit une parade nuptiale passablement élaborée, culminant par une « danse » avec mouvements latéraux de la queue qui est caractéristique de toutes les espèces de Desmognathus (Houck et al., 1985; Mead et Verrell, 2002). À la suite de cette danse, le mâle dépose un spermatophore. Le couple en parade effectue ensuite un mouvement vers l’avant afin de positionner le cloaque de la femelle sur le spermatophore. La femelle ramasse la capsule de sperme au moyen de la lèvre cloacale; la capsule est habituellement enfermée dans le cloaque de la femelle pendant 2 ou 3 heures (Organ, 1961). La stimulation physique que provoque la présence de la capsule de sperme dans le cloaque de la femelle inhibe la réceptivité sexuelle de celle-ci aux autres mâles (Verrell, 1991). Chez la plupart des espèces de salamandres, les femelles peuvent emmagasiner du sperme viable dans leur épithèque pendant des mois, ou parfois même pendant des années (Houck et Schwenk, 1984).

Le mâle de cette espèce est limité dans sa capacité de se reproduire, contrairement à ce que l’on tient généralement pour acquis chez la plupart des organismes; à savoir que les mâles peuvent produire d’importantes quantités de sperme. Ce handicap a pour effet de limiter le nombre de saillies d’un mâle (Verrell, 1988). Lorsqu’ils ont le choix, les mâles choisissent des femelles de plus grande taille, qui ont tendance à porter plus d’œufs que les femelles plus petites, ce qui leur donne la possibilité de féconder un plus grand nombre d’œufs par accouplement (Verrell, 1989). Il est courant que les mâles aient un comportement agressif envers d’autres mâles au cours de la saison des amours. Par ailleurs, ce comportement agressif semble être un important moyen de reconnaissance des sexes chez toutes les espèces du genre Desmognathus (Organ, 1961).

On croit que les femelles cherchent des sites de nidification bien avant de pondre leurs œufs et qu’elles retournent au même site de nidification d’année en année (Bider et Matte, 1996). Comparativement aux autres membres du complexe, le D. ochrophaeus semble être plus enclin à nicher sous la terre (Keen et Orr, 1980). La ponte des œufs se fait généralement dans des crevasses et des dépressions de boue sous des rondins et des souches qui sont enfoncés dans la boue ou dans des suintements et des ruisseaux de colline. Le nombre d’œufs par ponte est corrélé positivement avec la longueur du museau au cloaque et varie de 11 à 14 œufs dans l’État de New York (Bishop, 1941), de 8 à 24 œufs en Pennsylvanie (Hall, 1977) et, dans certains cas, peut aller jusqu’à 40 œufs par femelle (Verrell, 1989). D’ordinaire, les œufs sont déposés en un amas. L’enveloppe la plus externe de chacun des œufs est tirée et attachée à une tige commune de façon telle que la masse ressemble à une petite grappe de raisins. La masse est attachée à la face inférieure de l’objet qui sert de couvert pour le nid. L’ovule mature mesure de 2,5 à 3 mm de diamètre et les embryons bien développés sont d’un diamètre d’environ 4 mm (Bishop, 1941; Logier, 1952; Keen et Orr, 1980).

Les mâles ne fournissent pas de nourrissage de parade nuptiale, de sites de nidification ou de soins aux jeunes (Houck et al., 1985). Les femelles, en revanche, semblent demeurer auprès de leurs œufs pendant tout le développement des embryons et durant l’éclosion. Elles ne semblent pas quitter les œufs pour rechercher de la nourriture, mais elles s’alimentent de petits organismes qui pénètrent la cavité du nid. Les femelles qui protègent les oeufs sont habituellement trouvées dans le nid, enroulées autour de la masse d’œufs, le menton déposé dessus, ou la tête enfoncée au centre de la masse (Organ, 1961). La plupart des femelles perdent du poids au cours de la couvaison : elles utilisent environ 16 p. 100 de leur bilan énergétique annuel (Fitzpatrick, 1973). La femelle en couvaison participe à la survie de ses œufs non seulement en les défendant des prédateurs, mais également en mangeant les œufs infectés. Cette intervention arrête la propagation d’infestations fongiques dans la couvée, augmente l’oxygénation, réduit la stratification vitelline des œufs au moyen d’une stimulation mécanique de ceux-ci et diminue la vitesse de dessiccation des œufs en réduisant la surface exposée de la masse d’œufs (Tilley, 1972; Forester, 1979; Forester, 1984; Orr, 1989). Les femelles distinguent leurs propres œufs, qu’elles vont préférentiellement couver, de ceux d’une autre femelle de la même espèce. (Masters et Forester, 1995).

On a découvert que l’éclosion s’effectue en mars, en septembre et en octobre dans l’État de New York (Bishop, 1941). La longueur totale des larves nouvellement écloses est 13 à 18 mm en moyenne (Petranka, 1998). Les larves ont des réserves vitellines saillantes dans la région de l’abdomen, des branchies bien développées et une nageoire dorsale bien développée sur les faces dorsale et ventrale de la queue (Organ, 1961). Les branchies sont conservées de quelques jours à plusieurs semaines, ce qui semble surtout déterminé par la quantité d’humidité présente et, dans une certaine mesure, par la température. Néanmoins, la larve n’a pas à entrer dans l’eau pour survivre. Contrairement à de nombreuses espèces de salamandres, le développement larvaire requiert uniquement que le milieu soit mouillé et peut se faire sur des parois de rochers à proximité de suintements, de zones moussues ou vaseuses et qui sont toujours humides ou encore dans de l’eau de surface très peu profonde. Au cours de cette période, les larves se nourrissent de petits invertébrés. La période larvaire peut durer de seulement deux ou trois semaines jusqu’à huit mois (Keen et Orr, 1980). Lorsque les larves se transforment en juvéniles, elles ont une longueur totale d’environ 18 mm. Les larves qui bénéficient de températures chaudes et/ou de beaucoup de nourriture grandissent plus vite et se métamorphosent plus tôt que les larves qui connaissent des températures basses et se nourrissent peu (Bernardo, 1994; Beachy, 1995).

Les mâles atteignent habituellement la maturité sexuelle à la fin de la deuxième année ou au début de la troisième, lorsqu’ils atteignent une longueur du museau au cloaque d’au moins 30 mm (Bishop, 1941; Logier, 1952). Les femelles atteignent généralement la maturité sexuelle une année après les mâles, soit à trois ou à quatre ans, ou une fois qu’elles ont atteint une longueur du museau au cloaque de 30 à 34 mm (Organ, 1961; Petranka, 1998). Alors que les mâles atteignent la maturité sexuelle à une taille inférieure, ils deviennent plus grands que les femelles en vieillissant. On pourrait expliquer cette situation par le fait que chez les individus plus âgés, le taux d’augmentation du succès de reproduction en fonction de la taille est probablement plus important pour les mâles que pour les femelles (Bruce, 1993). Desroches et Rodrigue (2004) font mention d’une longévité moyenne de sept ans, bien que la limite supérieure puisse être 15 ans (Orr, 1989).


Prédateurs

Les adultes, les larves et les œufs de cette espèce peuvent être capturés par des serpents, des écrevisses, des petits mammifères et des oiseaux ainsi que par d’autres salamandres. La grande musaraigne (Blarina brevicauda), dont les terriers sont occupés par une grande diversité de salamandres (Brodie et al., 1979), est un prédateur connu, à l’instar des ratons laveurs, des opossums et des mouffettes. Au nombre des prédateurs aviaires, on compte les Grives solitaires (Catharus guttatus), qui découvrent les salamandres lors de leur quête de nourriture diurne (Bishop, 1941; Forester, 1978; Brodie et Brodie, 1980; Hom, 1988; Orr, 1989; Whiteman et Wissinger, 1991). Les salamandres pourpres (Gyrinophilus porphyriticus), qui coexistent avec l’espèce, sont reconnues pour être des prédateurs courants du D. ochrophaeus (Formanowicz et Brodie, 1993; Uzendoski et al., 1993; Hileman et Brodie, 1994).

Le D. ochrophaeus, comme d’autres espèces de son genre, ne produit pas de sécrétions cutanées nocives, une adaptation de protection contre les prédateurs qui semble efficace pour les salamandres de nombreux autres genres (Brodie, 1977). Le D. ochrophaeus est donc plus susceptible d’être victime d’une prédation que d’autres salamandres de la famille des Pléthodontidés. Dans certaines populations, l’espèce semble toutefois réduire la prédation par mimétisme d’espèces de salamandres désagréables au goût (Brodie et Howard, 1973).

L’autotomie (l’auto-amputation) de la queue, qui est provoquée par l’attaque d’un prédateur, semble aussi être une stratégie efficace contre les prédateurs. Lorsqu’elle est saisie par un prédateur, la queue amputée est animée de secousses musculaires, ce qui semble attirer l’attention du prédateur loin de la salamandre. Bien que la perte de la queue et sa régénération nécessitent de grandes dépenses énergétiques et réduisent l’efficacité de la reproduction de certaines salamandres de la famille des Pléthodontidés, cela ne semblent pas nuire à la parade nuptiale et au succès de fécondation des mâles (Orr, 1989). Pour se rendre moins visibles aux prédateurs, les individus peuvent également demeurer immobiles lorsqu’ils sont découverts (Dodd, 1990). En outre, ils ne réagissent pas aux signaux chimiques émis par des congénères blessés ou par des prédateurs comme les serpents, ce qui peut contribuer davantage à réduire le risque de prédation (Cupp, 1994; Luttershmidt et al., 1994). Lorsqu’elles sont dérangées, ces salamandres tentent fréquemment de fuir en courant ou en effectuant de violentes contorsions latérales du corps et de la queue (Bishop, 1941) et, lorsqu’elles sont attaquées, elles peuvent mordre le prédateur (Formanowicz et Brodie, 1993).


Physiologie

Les salamandres de la famille des Pléthodontidés sont dépourvues de poumons; les échanges gazeux ayant lieu par respiration cutanée et buccale (Desroches et Rodrigue, 2004). En conséquence, la peau doit être humide et perméable pour que s’effectue l’échange gazeux, ce qui limite les Pléthodontidés aux microhabitats humides. Même dans les habitats terrestres qui sont humides, les Pléthodontidés perdent de l’eau lorsqu’ils sont hors des retraites ou des terriers (Feder, 1983). La vitesse de déshydratation dépend de la taille de l’individu, de l’humidité relative de l’air et de la température ambiante, la déshydratation étant plus rapide pour les individus de petite taille, sous des conditions d’humidité relative plus faible, de même que lorsque les températures sont élevées (Spotila, 1972).

La perte en eau pourrait limiter la quête de nourriture et la parade nuptiale aux nuits très humides, et toute activité en surface pourrait être abandonnée durant les périodes sèches. Par conséquent, la vie des Pléthodontidés peut consister en de longues périodes d’inactivité intérompues de brèves périodes d’activités, lorsque les conditions thermiques et hydriques sont appropriées. Des spécialisations importantes (métabolisme lent, grandes réserves d’énergie, extrême résistance à la famine) peuvent leur permettre de survivre pendant des périodes illimitées entre des épisodes d’alimentation imprévisibles (Feder, 1983; Feder et Londos, 1984). Le D. ochrophaeus est moins actif et ingère moins de proies lorsque la température de l’air est basse (de 0 ºC à 5 ºC), et il demeure dans un refuge souterrain lorsque la température quotidienne minimale de l’air est sous 0 ºC (Keen,1979).


Déplacements et dispersion

Les déplacements du D. ochrophaeus au Canada sont mal connus. Cette espèce est capable de se disperser d'un bout à l'autre d'un territoire terrestre ou le long des voies d'eau, mais on ne croit pas qu'elle puisse le faire sur de longues distances. En revanche, cette espèce est la plus terrestre des salamandres sombres et, durant l'été, elle se disperse activement jusqu'à 75 m des eaux libres (Bishop, 1941; Organ, 1961). Dans les parois rocheuses de la Caroline du Nord, les individus se déplaçaient en moyenne de 40 à 45 cm entre des captures successives et semblaient avoir une capacité de dispersion limitée (Huheey et Brandon, 1973). En Ohio, le domaine vital moyen des individus était inférieur à 1 m2, bien qu'au moins 25 p. 100 des individus soient retournés à leur point d'origine après avoir été déplacés de 30 m (Holomuzki, 1982). En Caroline du Nord, dans l'habitat optimal, des femelles se trouvaient aussi près qu'à 4 cm les unes des autres. L'activité de reproduction d'une femelle donnée tend à s'effectuer dans le même segment de 5 m de ruisseau d'une année à l'autre, ce qui permet de penser qu'il est possible que des femelles gravides quittent des habitats terrestres voisins pour retourner à un segment de ruisseau « préféré » ou « connu » durant la saison de reproduction (Forester, 1977). On comprend encore mal les particularités liées à l'établissement et à la défense du territoire par les adultes.

Chaque année, un grand nombre de salamandres maculées (Ambystoma maculatum) et de salamandres à points bleus (Ambystoma laterale) sont tuées par des véhicules dans l’est du Canada lorsqu’elles effectuent leurs déplacements sur d’assez longue distance (R. Alvo et J. Bonin, obs. pers.). Cependant, les très petits domaines vitaux observés aux États-Unis pour le D. ochrophaeus, portent à croire que très peu d’individus, voire aucun, sont tués sur les routes, et que les déplacements globaux doivent être passablement limités.


Relations interspécifiques

Le type d’habitat et la présence d’espèces de prédateurs de plus grande taille ont une incidence sur les déplacements et l’utilisation des ressources des communautés de salamandres de ruisseaux. Au Québec, le Gyrinophilus porphyriticus pourrait éventuellement influer sur la présence de D. ochrophaeus parce qu’il est de plus grande taille et qu’il se nourrit de D. ochrophaeus. Aux endroits où le D. fuscus est présent, on sait que le D. ochrophaeus s’éloigne de l’eau de surface pour aller vers les substrats plus secs et moins recherchés (Krzysik, 1979). On a soulevé l’hypothèse selon laquelle la compétition interspécifique pourrait avoir été un facteur causal de l’évolution de la taille et du caractère terrestre au sein du genre Desmognathus (Krzysik, 1979).

La taille des populations de desmognathes varie selon l’abondance d’autres espèces de salamandres dans l’habitat, cela en raison de la compétition et de la prédation (Southerland, 1986; Roudebush et Taylor, 1987). C’est ce qu’indiquent l’absence du D. ochrophaeus dans les ruisseaux plus pérennes qui sont occupés par le D. fuscus au Québec (Bonin, 1993) ainsi que les résultats d’autres études écologiques sur les salamandres Desmognathus (Hairston, 1949, 1980).


Adaptabilité

Le Desmognathus ochrophaeus se distingue des autres espèces de Desmognathus par sa plus grande tolérance à la perte en eau qui lui permet de s’éloigner à de longues distances des sources d’eau pérennes (Houck et Bellis, 1972). Cela pourrait atténuer la pression de chasse sur les proies dans les habitats lotiques et réduire la compétition intraspécifique ou interspécifique. D’autres spécialisations clés, notamment un métabolisme lent, de grandes réserves énergétiques et la résistance à la famine, permettent au D. ochrophaeus de survivre de longues périodes sans se nourrir (Feder, 1983; Feder et Londos, 1984).

Les larves de D. ochrophaeus sont spécialement adaptées pour survivre dans des suintements très temporaires ou dans des zones qui contiennent seulement une petite quantité d’humidité de surface. Cette aptitude pourrait permettre au D. ochrophaeus d’éviter la prédation et la compétition des salamandres de ruisseaux de plus grande taille, lesquelles ont besoin de sources d’eau plus pérennes pour le développement larvaire.

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