Bécasseau maubèche (Calidris canutus) évaluation et rapport de situation du COSEPAC : chapitre 10

Facteurs limitatifs et menaces

Détérioration des ressources alimentaires exploitées durant la migration printanière

La principale menace pesant sur les populations de Bécasseaux maubèches (rufa et roselaari de la population de la Floride et du sud-est des États-Unis et de la population brésilienne du Maranhão) migrant vers le nord par l’est de l’Amérique du Nord est la diminution de l’abondance d’œufs de limule dans leur dernière halte migratoire printanière, soit la baie du Delaware, le rufa s’en trouvant particulièrement affecté du fait de sa migration beaucoup plus longue. Plusieurs études ont démontré que les œufs de limule sont le principal aliment des Bécasseaux maubèches et d’autres oiseaux de rivage durant la migration vers le nord dans la baie du Delaware (Castro et Myers, 1993; Botton et al., 1994; Tsipoura et Burger, 1999; Haramis et al., 2002; Idem, 2005). Ces œufs autrefois surabondants ont été décimés par suite de la surpêche des limules : les débarquements de limules dans les États de la zone centrale du littoral américain de l’Atlantique sont passés de moins de un million de livres avant 1993 à un maximum de plus de six millions de livres en 1998 (pour tomber à entre deux et trois millions de livres en 2002 et en 2003; Morrison et al., 2004). Avec la baisse du nombre de reproducteurs, les densités d’œufs dans les cinq premiers centimètres du sable des plages du New Jersey sont tombées d’une moyenne de 33 373 ± 18 906 (é.-t.) œufs m-2 durant la période de 1985 à 1991 à une moyenne de 3 026 ± 1 675 (é.-t.) entre 1996 et 2005 (ANOVA F1,12 = 28,77, p = 0,0002; Niles et al., 2005, données inédites de Loveland et Botton pour la période de 1985 à 1999, et du NJ Endangered and Nongame Species Program pour la période de 2000 à 2005), ce qui représente une baisse de quelque 90 p. 100. Des études réalisées par Stillman et al. (2003) et Hernandez (2005) ont montré que les densités récentes sont trop faibles pour assurer une quête de nourriture efficace, les oiseaux pouvant ne pas arriver à satisfaire leurs besoins énergétiques durant leur halte. Il en résulte que les oiseaux ne peuvent atteindre la masse corporelle requise pour le vol vers leurs lieux de reproduction de l’Arctique, du moins certaines années (Baker et al., 2004). Le fait de ne pas acquérir les réserves nécessaires avant le départ peut avoir de graves conséquences pour les oiseaux et leurs populations.

Baker et al. (2004) ont montré que la proportion de bécasseaux atteignant des masses corporelles adéquates avant leur départ de la baie du Delaware a connu une baisse significative de 70 p. 100 durant la période de 1997 à 2002, et la plus faible accumulation de réserves corporelles et la taille peut-être plus faible de l’intestin et du foie chez les oiseaux durant la période d’alimentation ont fortement réduit le taux de survie des adultes et le taux de recrutement de jeunes entre 2000 à 2002. Le taux de survie des adultes est tombé de 85 p. 100 entre 1994 et 1998 à 56 p. 100 entre 1999 et 2001, et on a observé une diminution de la proportion d’oiseaux immatures dans les bandes de Bécasseaux maubèches dans la Terre de Feu de 1995 à 2001. Avec ces facteurs, la modélisation démographique prédit une trajectoire démographique très semblable à celle révélée par les déclins observés dans les quartiers d’hiver durant les relevés aériens (Morrison et al., 2004), et elle prédit de plus que, si le taux de survie demeure au bas niveau de 56 p. 100, la population se trouvera probablement en danger d’extinction dès 2010 (Baker et al., 2004; voir plus haut « Fluctuations et tendances »). Bien que la population se soit stabilisée de 2002 à 2004 dans les lieux d’hivernage, la forte baisse relevée en 2005 (confirmée en 2006) laisse penser que la population s’est rapprochée de la « trajectoire d’extinction ». D’autres études sur les oiseaux de rivage, dont les bécasseaux, ont montré que les oiseaux en mauvais état durant la migration semblent présenter des taux de survie inférieurs (Pfister et al., 1998; Morrison, 2005). Ces études ont fourni des bases scientifiques solides pour la compréhension de l’impact d’un manque d’aliments à la dernière halte migratoire.

Bien que des mesures de protection aient été prises pour les bécasseaux dans la baie du Delaware, dont l’arrêt de la pêche des limules et la protection contre les perturbations, les premiers résultats laissent penser qu’il n’y a pas eu rétablissement notable des populations de limules et donc de l’abondance d’œufs (L.J. Niles, données inédites). Comme le limule n’atteint la maturité sexuelle qu’à l’âge de 8 ou 9 ans, le rétablissement de l’abondance d’œufs n’est pas pour un avenir rapproché et pourrait même être incertain (Scheffer et al., 2005). On peut donc s’attendre à ce que les Bécasseaux maubèches de la sous-espèce rufa et que les roselaari de la population de la Floride et du sud-est des États-Unis et de la population brésilienne du Maranhão continueront de connaître des difficultés dans la baie du Delaware pour un certain temps. Comme les oiseaux de la Terre de Feu, par rapport à ceux hivernant en Floride ou dans le nord du Brésil, effectuent une migration beaucoup plus longue comportant des contraintes de temps plus serrées, ils sont plus susceptibles d’être affectés par le manque de nourriture, et plusieurs études ont montré que la population du sud présente des taux annuels de survie inférieurs (Harrington et al., 1988; Baker et al., 2004; Atkinson, 2005).

On a aussi signalé des réductions très marquées des effectifs de limules dans d’autres régions (par exemple à Cape Cod, Widener et Barlow 1999; voir ASMFC 1998 pour un examen de la question). Vu les réductions étendues de l’abondance de limules, on peut penser que les haltes migratoires de remplacement possibles sont beaucoup moins nombreuses que dans le passé. En outre, on doute que d’autres ressources alimentaires puissent compenser la rareté des œufs de limule. Les Bécasseaux maubèches (rufa et autres populations) se nourrissent tous de mollusques et crustacés et d’autres invertébrés intertidaux durant la migration et en hiver (Bent, 1927; Gonzalez et al., 1996; Harrington, 2001; Harrington et Winn, 2001; Truitt et al., 2001; Sitters, 2005), mais des études préliminaires réalisées par Escudero et Niles (2001) laissent croire que les invertébrés de nombreux habitats de la côte atlantique ne pourraient pas, à la différence des œufs de limule, satisfaire les besoins énergétiques des bécasseaux durant la migration printanière, ce que confirmeraient des observations d’alimentation nocturne (Sitters, 2001; Sitters et al., 2001).

L’une des principales menaces pesant sur les populations du C. c. islandica semble être la surpêche des mollusques et crustacés dans la mer des Wadden aux Pays-Bas. La drague mécanique y a réduit la quantité de nourriture pour les oiseaux, situation assez analogue à celle observée dans la baie du Delaware pour les bécasseaux en migration en Amérique du Nord (van Gils et al., 2006).


Destruction et dégradation de l’habitat

Il y a eu des pertes étendues de milieux humides aux États-Unis, dont la disparition de près de la moitié des marais qu’on trouvait en 1900 le long des côtes de l’Atlantique et du golfe du Mexique (Dahl, 1990; GLCF, 2005). Les taux de perte dans les parties nord et centrale de la côte atlantique ont été élevés jusqu’en 1978 (Ducks Unlimited, 2005), mais ils ont fortement chuté depuis l’adoption de mesures législatives de protection (Dahl et Johnson, 1991; Dahl, 2000; Ducks Unlimited, 2005). Il n’en demeure pas moins qu’une grande portion des habitats d’autrefois a été altérée ou détruite. On peut ici encore en conclure que les Bécasseaux maubèches qui font face à un effondrement de leurs sources d’aliments dans la baie du Delaware disposent d’une beaucoup moins grande quantité d’habitat de rechange possible, ce qui peut rendre le rétablissement des effectifs beaucoup plus difficile.

La prolifération de spartines dans d’importantes haltes migratoires de l’État de Washington pourrait avoir affecté la population de la côte du Pacifique du roselaari, mais les spartines ont été enlevées ces dernières années à une halte clé (Grays Harbor).

Par ailleurs, la dégradation de l’habitat dans les lieux d’hivernage de la mer des Wadden aux Pays-Bas pourrait menacer les populations hivernantes de l’islandica (voir plus haut).


Perturbation

De nombreuses études ont montré que la perturbation répétée des oiseaux de rivage peut leur nuire en altérant leur schème de comportement et en affectant leur bilan énergétique (voir par exemple Davidson et Rothwell, 1993; Gill et al., 2001; West et al., 2002). La perturbation des oiseaux de rivage a déjà été un problème important dans la baie du Delaware durant la migration printanière (Burger et al., 1995; Sitters, 2001), mais l’interdiction pour les humains de fréquenter de grandes sections du littoral du New Jersey depuis 2003 au plus fort de l’affluence migratoire a réussi à réduire le problème (Burger et al., 2004; Niles et al., 2005).

Dans d’autres régions de l’aire d’hivernage, la perturbation des oiseaux peut constituer un problème important. La perturbation par les humains et les chiens des bandes de Bécasseaux maubèches qui se reposent et qui s’alimentent a été signalée en Floride, en Géorgie, en Caroline du Nord, en Caroline du Sud, en Virginie et au Massachusetts (Niles et al., 2005). Dans les quartiers d’hiver de la Terre de Feu, les bandes d’oiseaux qui se reposent à Rio Grande sont fréquemment dérangées par les marcheurs, les coureurs, les pêcheurs, les chiens, les véhicules tout-terrain et les motocyclistes (Niles et al., 2005; RIGM, obs. pers.). En Argentine, la perturbation des oiseaux en migration a été signalée à Rio Gallegos, à la péninsule Valdès, à San Antonio Oeste et à Bahia Samborombon (Niles et al., 2005).


Temps violent durant la migration

On observe depuis peu une augmentation notable du nombre et de la force des ouragans partout dans le monde, dont ceux survenant dans l’Atlantique Nord (Webster et al., 2005) dans les périodes et les régions où le Bécasseau maubèche est présent (RIGM, données inédites). On ne sait pas si des Bécasseaux maubèches sont effectivement des victimes d’ouragans, mais la hausse du nombre d’épisodes de temps violent dans l’Atlantique Nord durant la migration vers le sud présente certainement un risque accru, qui devrait aller en augmentant avec le réchauffement prévu du climat et des eaux océaniques. On a aussi signalé récemment des ouragans dans des zones fréquentées par des Bécasseaux maubèches dans l’Atlantique Sud (TRMM, 2005).


Pollution par les hydrocarbures et diverses activités humaines en Amérique du Nord et en Amérique du Sud

D’importantes installations pétrolières, comportant des puits à terre ou en mer, sont présentes près de lieux d’hivernage majeurs du rufa dans les secteurs chilien et argentin de la Terre de Feu et elles peuvent être à l’origine de catastrophes considérables (R.I.G. Morrison et R.K. Ross, données inédites). Deux déversements d’hydrocarbures par des navires pétroliers ont été signalés près de l’entrée du détroit de Magellan (Niles et al., 2005), et de petites quantités d’hydrocarbures ont été observées sur des bécasseaux capturés durant des travaux de baguage à Bahia Lomas (A. Dey et L.J. Niles, données inédites). Au cours des huit à dix dernières années, l’activité pétrolière a diminué au Chili près de Bahia Lomas, tandis qu’elle a augmenté sur la côte atlantique de la Terre de Feu. L’exploration pétrolière, l’élimination des mangroves et l’exploitation du minerai de fer et de l’or, qui peuvent entraîner une pollution par les hydrocarbures et le mercure ainsi qu’une perte d’habitat, sont d’importantes menaces dans la partie centrale de la côte nord du Brésil et pourraient toucher la population brésilienne du Maranhão du roselaari (Niles et al., 2005).

L’importante halte migratoire de San Antonio Oeste, en Argentine, est aussi exposée à un risque de pollution du fait de la présence d’une fabrique de carbonate de soude (qui peut libérer jusqu’à 250 000 tonnes ou plus de chlorure de calcium par année, ce qui peut toucher les populations d’invertébrés intertidaux dont s’alimentent les oiseaux) et d’activités portuaires (pollution liée au transport maritime).

En Amérique du Nord, d’importantes zones estuariennes, comme la baie du Delaware et le golfe du Saint-Laurent, sont exposées à des risques de pollution et à des accidents de transport maritime. L’archipel de Mingan, dans le Saint-Laurent, est particulièrement menacé parce que de grands navires transportant du titane et du fer passent dans l’archipel pour se rendre à Havre-St-Pierre durant toute l’année (Y. Aubry, comm. pers., 2007). Au nombre des grands projets qui pourraient avoir une incidence majeure sur d’importantes haltes migratoires d’oiseaux de rivage, on compte celui de centrale marémotrice dans la baie de Fundy, qui a récemment refait surface (CBC, 2005). De plus, on envisage le transport par barge pour les activités d’exploitation des diamants près d’Attawapiskat, sur la côte ouest de la baie James, ce qui pourrait altérer les habitats estuariens (W. Crins, comm. pers., 2007).

Des activités humaines en Californie (par exemple dans la baie de San Francisco) et au Mexique ainsi que le long de la voie de migration de la population de roselaari de la côte du Pacifique pourraient éventuellement toucher les oiseaux durant respectivement leur hivernage et leur migration.


Changements climatiques : lieux de reproduction arctiques

L’Arctique est l’une des régions les plus susceptibles d’être touchées par les changements climatiques (ACIA, 2004). Meltofte et al. (2005) ont examiné en profondeur les effets possibles des changements climatiques sur les oiseaux de rivage dans l’Arctique; parmi les principaux problèmes redoutés, on compte des changements concernant les habitats, particulièrement un rétrécissement à long terme des habitats, et la désynchronisation de la phénologie des ressources alimentaires d’avec les périodes de reproduction. Comme la zone arctique devrait être refoulée vers le nord, les Bécasseaux maubèches, qui y nichent, seraient probablement parmi les espèces les plus touchées. Les populations se reproduisant dans la partie sud de l’Arctique, comme les rufa, qui nichent dans le centre de l’Arctique canadien, seraient les plus touchées.


Changements climatiques : élévation du niveau de la mer et perte d’habitat côtier

On a prévu des pertes potentielles d’habitat intertidal dues à l’élévation du niveau de la mer de 20 p. 100 à 70 p. 100 au cours du prochain siècle à cinq sites états-uniens majeurs, dont la baie du Delaware (60 p. 100; Galbraith et al., 2002). Les effets exacts sont difficiles à prévoir (GIEC, 2001), mais les auteurs ont conclu que l’ampleur des pertes serait telle qu’il se pourrait bien que ces sites ne puissent plus continuer de soutenir les effectifs actuels d’oiseaux de rivage à l’avenir, d’où une pression accrue sur les populations de Bécasseaux maubèches.


Maladies et parasites

Piersma (1997 et 2003) a fait remarquer que les oiseaux de rivage migrant sur de longues distances, comme le Bécasseau maubèche, occupent des habitats d’eau salée relativement libres de parasites, trouvant peut-être ainsi une façon d’éviter d’avoir à investir dans un système immunitaire hautement développé pour mieux satisfaire les fortes exigences énergétiques et physiologiques de leur mode de vie. Les oiseaux de rivage vivant dans les habitats d’eau douce (où abondent les parasites et les maladies) sont habituellement porteurs de plus fortes charges de parasites (Figuerola, 1999; Mendes et al., 2005). La fréquence de parasites ou de maladies parmi les oiseaux de rivage migrant sur de longues distances, dont le Bécasseau maubèche, a été étudiée au Brésil (Baker et al., 1998; Araújo et al., 2003; Idem, 2004; voir Niles et al., 2005; Baker, 2005), en Uruguay (Niles et al., 2005), en Floride (Woodward et al., 1977; Forrester et Humphrey, 1981), et au Delaware (Southeastern Cooperative Wildlife Disease Study, 2002; Niles et al., 2005). Vu le piètre état des Bécasseaux maubèches dans la baie du Delaware et dans le nord du Brésil ces dernières années (Baker et al., 2004; Idem, 2005a), on peut penser qu’ils se trouvent exposés à un risque élevé de maladie ou d’infection parasitaire, les oiseaux dont l’état est considéré comme mauvais sur la base de leur faible masse corporelle étant plus susceptibles d’être infectés par des parasites et d’autres pathogènes (Booth et al., 1993).


Prédation

Les oiseaux de rivage ont profité au cours des 30 dernières années d’une certaine absence de prédateurs (Butler et al., 2003), du fait de l’effondrement des populations de rapaces causé par leur persécution et leur empoisonnement par les pesticides. On ne sait pas très bien si le Bécasseau maubèche a souffert d’un accroissement de la prédation par les rapaces, mais il est certain que le rétablissement éventuel de sa population se fera en présence d’un nombre accru de prédateurs aviens (voir plus haut sous « Prédation »). La chasse des oiseaux de rivage, dont le Bécasseau maubèche, est pratiquée dans certaines régions, notamment dans les Caraïbes et la partie centrale de la côte nord du Brésil, mais, dans cette dernière région, cette activité semble beaucoup moins populaire depuis une dizaine d’années (Serrano, comm. pers., dans Niles et al., 2005).

 

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