Tortue mouchetée évaluation et rapport de situation du COSEPAC : chapitre 8

Biologie

Bien que la plupart de l’information contenue dans cette section provienne de recherches à long terme menées en Nouvelle-Écosse et aux États-Unis, celle-ci est pertinente à la population des Grands Lacs et du Saint-Laurent. Comme la tortue mouchetée a été relativement peu étudiée en Ontario et au Québec, on doit compter sur l’information recueillie ailleurs. Cependant, certains renseignements proviennent de biologistes et de chercheurs sur le terrain ayant œuvré dans la zone d’occurrence de la tortue mouchetée en Ontario et au Québec.


Cycle vital et reproduction

L’âge des tortues mouchetées juvéniles peut être estimé par le décompte des anneaux de croissance des écailles du plastron (J. D. Congdon, comm. pers., 2004; Congdon et al., 1993 et 2001). Par contre, l’âge des individus ayant atteint la maturité sexuelle est difficile à déterminer avec précision et ne peut être déduit à partir de la différence de taille. Au Michigan, un groupe de femelles âgées en moyenne d’au moins 47 ans et un groupe plus jeune, d’un âge moyen de 21 ans, ne présentaient aucune différence significative de taille, notamment quant à la longueur de la carapace mesurée en ligne droite (Congdon et van Loben Sels, 1991). On estime que les individus ont acquis la maturité sexuelle lorsque la longueur de la carapace, mesurée en ligne droite, atteint au moins 152 mm (Harding, 1997), ce qui correspond à au moins 14 ans (Congdon et al., 2001; Bury et Germano, 2002; Herman et al., 2003). Dans la partie septentrionale de l’aire de répartition de l’espèce, qui comprend le Michigan, l’Ontario, le Québec et la Nouvelle-Écosse, on estime que la maturité n’est atteinte qu’à 25 ans (Congdon et al., 2001; Bury et Germano, 2002; Herman et al., 2003; Ron Brooks, comm. pers.), ce qui fait de la tortue mouchetée l’une des espèces de tortues dont la maturité est la plus tardive.

Les tortues mouchetées peuvent vivre plus de 75 ans (Congdon et al., 1993; Power et al., 1994; Congdon et al., 2001). Les femelles matures pondent à intervalles de un à trois ans (Congdon et al., 1983). Le nombre d’œufs par ponte varie entre trois et dix-neuf (Congdon et al., 2001) et se situe en moyenne entre dix et quinze (Ernst et al., 1994). La maturité extrêmement tardive et la grande longévité de la tortue mouchetée sont des caractères adaptatifs qui font partie d’une stratégie de survie réalisant un compromis entre la survie des adultes et la reproduction. L’itéroparité, le très faible taux annuel de reproduction et le taux de survie très élevé des adultes sont autant de manifestations de cette stratégie. Comme mentionné précédemment, les populations des espèces présentant ce type de stratégie de survie sont très vulnérables à toute augmentation chronique, même légère (<5 p. 100), du taux de mortalité chez les adultes (Congdon et al., 1993; Samson, 2003).

En Nouvelle-Écosse, l’accouplement a été observé au début du printemps, au milieu de l’été et en automne (Power, 1989; McNeil, 2002). L’activité d’accouplement semble atteindre un sommet en octobre et en novembre, après les rassemblements aux sites d’hivernage (McNeil, 2002).

En Nouvelle-Écosse, la nidification a lieu du milieu de juin au début de juillet; la plupart des années, elle a lieu surtout au cours des deux dernières semaines de juin (Standing et al., 1999). En Ontario, elle survient un peu plus tôt, soit au cours des trois premières semaines de juin, avec un sommet vers la deuxième semaine (Lauren Trute, comm. pers., le 25 janvier 2005). L’activité de nidification se concentre entre 17 h et 23 h; elle commence un peu avant la tombée du jour et se termine après le coucher du soleil (Congdon et al., 2000). Les femelles peuvent passer plusieurs jours sur la terre ferme avant d’entreprendre la nidification (Congdon et al., 2000). En Ontario, au Québec et en Nouvelle-Écosse, la période de nidification survient beaucoup plus tard que dans les parties plus méridionales de l’aire de répartition de l’espèce. On pense que cette différence est la conséquence directe des températures, puisque le climat de la Nouvelle-Écosse, de l’Ontario et du Québec n’atteint pas les températures minimales requises pour une activité normale avant une date avancée dans la saison. En Nouvelle-Écosse, les nouveau-nés émergent du nid entre le début de septembre et les dernières semaines d’octobre (Standing et al., 1999; Herman et al., 2003). Ils émergent pendant le jour, avant 13 h pour 75 p. 100 d’entre eux (Congdon et al., 2000).

Les femelles préfèrent pour nidifier des lieux relativement dégagés, par exemple des champs, ou des milieux perturbés, par exemple des routes (Congdon et al., 2000). La température moyenne d’incubation est plus élevée dans les nids aménagés en milieu dégagé, ce qui augmente les chances de succès. Par contre, les nids sont plus exposés à la prédation par des mammifères (voir la section « Prédation »).

Le développement des embryons est dépendant de la température d’incubation des œufs. La plage de températures favorables à l’incubation des œufs se situe entre 22 °C et 32 °C (Gutzke et Packard, 1987). Si la température est inférieure ou supérieure à ces limites durant un certain temps pendant le développement des embryons, l’éclosion n’a pas lieu ou la viabilité des nouveau-nés est compromise (Ernst et al., 1994).

Comme pour d’autres espèces de tortues, le nombre d’œufs par couvée ne dépend pas de la taille de la femelle (Congdon et van Loben Sels, 1991; Congdon et al., 1993, 2001 et 2003). Les femelles de plus de 60 ans s’accouplent et nidifient avec plus de succès que les femelles de moins de 60 ans, en particulier par comparaison au groupe des plus jeunes individus matures (moins de 35 ans, Congdon et al., 1993). En Nouvelle-Écosse, le nombre d’œufs par couvée, de même que l’âge et la taille à la maturité, varient entre les populations (Herman et al., 2004). Les tortues du lac McGowan sont plus petites, ont une croissance plus lente, atteignent la maturité plus tard et à une plus petite taille et pondent moins d’œufs que les tortues du parc national Kejimkujik.

De rares cas d’hybridation intergénérique ont été observés entre la tortue mouchetée et la tortue des bois (Glyptemys insculpta) (Harding et Davis, 1999; Bob Knudson, comm. pers., le 25 mai 2004). Harding et Davis ont observé qu’un accouplement entre individus de ces deux espèces survenu au printemps 1997 a donné une progéniture viable. L’analyse de l’ADN des nouveau-nés hybrides a confirmé la maternité et la paternité. Des cas d’hybridation semblables ont été découverts à l’été 1998 au Michigan. En Ontario, on a observé un accouplement entre une tortue mouchetée et une tortue des bois dans la région d’Elliot Lake (Bob Knudson, comm. pers., le 25 mai 2004). Les cas d’hybridation intergénérique entre des individus à l’état sauvage sont très rares (Harding et Davis, 1999).


Prédation

La prédation des œufs de tortues mouchetées est souvent extrêmement élevée. Congdon et al. (1993) ont observé, dans l’E. S. George Reserve (Michigan), un taux annuel de survie au nid variant entre 0 p. 100 et 63 p. 100, et un taux moyen de seulement 3,3 p. 100 entre 1985 et 1991. Les nids des jeunes femelles sont plus souvent pillés que ceux des femelles d’âge moyen à avancé (Congdon et al., 2001). Les principaux mammifères prédateurs des œufs de tortues dans la région des Grands Lacs sont le raton laveur (Procyon lotor), la mouffette rayée (Mephitis mephitis) et le renard roux (Vulpes vulpes) (Harding, 1997). D’autres animaux s’attaquent aux nids, comme le coyote (Canis latrans), l’ours noir (Ursus americanus) et l’opossum d’Amérique (Didelphis virginiana). Bien que la prédation ne soit pas la seule cause du faible succès de la nidification, il s’agit d’un facteur limitatif dans bien des cas (voir par exemple Browne, 2003).

Congdon et al. (1993) soulignent qu’au cours des périodes sur lesquelles a porté leur étude (de 1953 à 1957 par O. Sexton, de 1968 à 1973 par H. Wilbur, de 1975 à 1979 par D. Tinkle et J. Congdon et de 1980 à 1991 par J. Congdon), le plus faible taux de survie au nid (moyenne de 3,3 p. 100 pour la période de 1985 à 1991) a coïncidé avec l’écroulement du commerce des fourrures. En effet, le piégeage des espèces prédatrices des œufs de tortues a diminué à la suite des pressions du public et de la baisse de la rentabilité de cette activité (Congdon et al., 1993). Gillingwater et Brooks (2001 et 2002) signalent que 55 p. 100 des nids observés sur la plage South Point, dans le parc provincial Rondeau, ont subi une déprédation en 2000, et 99 p. 100 en 2001. En Nouvelle-Écosse, la prédation par les ratons laveurs est intense, en particulier sur les plages des lacs, si bien qu’on a entrepris de clôturer ces nids pour les protéger. À l’intérieur des terres, en particulier dans les endroits peu perturbés, les nids semblent subir une prédation moins intense (Jennifer McNeil et Tom Herman, comm. pers., le 24 janvier 2005).

Les nouveau-nés et les jeunes sont plus exposés à la prédation que les adultes à cause de leur petite taille; ils sont la proie de petits et de grands mammifères, de poissons, de grenouilles, de serpents, d’échassiers et de corbeaux (Harding, 1997). Les tentatives de prédation ne réussissent pas toujours, mais elles peuvent causer la perte d’un membre, de la queue ou de griffes (St-Hilaire, 2003). Si elles ne meurent pas sur le coup, les tortues amputées, en particulier les tortues juvéniles, ne survivent généralement pas plus de un ou deux ans (Ron Brooks, comm. pers.). Relativement peu de prédateurs s’attaquent aux adultes; la taille des adultes et la résistance de leur carapace découragent la plupart des tentatives de prédation. On peut penser qu’une tortue mouchetée adulte pourrait se faire dévorer par un grand mammifère comme l’ours noir ou, peut-être, la loutre de rivière (Lontra canadensis). Pendant la période de sécheresse à l’île Pelée, on a trouvé des cadavres de tortues mouchetées adultes portant des marques de blessures; il était cependant impossible de déterminer s’il s’agissait de blessures infligées avant la mort ou de prédation sur le cadavre (Ben Porchuk, comm. pers., le 1er avril 2005).

À cause de la prédation plus intense dont ils font l’objet, les nouveau-nés et les tortues juvéniles ont tendance à se cacher. Plus souvent que les adultes, on les observe dans des milieux offrant de nombreux refuges, en particulier des tapis flottants de sphaigne (Pappas et Brecke, 1992).


Physiologie

À l’instar de plusieurs autres espèces de tortues, la tortue mouchetée a une plage de tolérance thermique très précise. Son seuil supérieur est de 39,5 °C, soit l’un des plus bas de toutes les tortues (Hutchinson et al., 1966). La plage de tolérance thermique pour les œufs est de 22 °C à 32 °C (Ewert et Nelson, 1991). Comme le seuil inférieur est relativement élevé, le taux de mortalité des embryons est élevé dans la partie septentrionale de l’aire de répartition de l’espèce en raison des fluctuations de température. Le sexe est déterminé par la température d’incubation; les œufs incubés à 28 °C ou moins produisent des mâles, alors que ceux incubés à plus de 30 °C produisent des femelles (Ewert et Nelson, 1991). Si le volume des œufs était plus important, ceux-ci auraient une plus grande tolérance au gel et, chez les populations septentrionales, pourraient résister à l’hiver (Bleakney, 1963).

Les œufs des tortues mouchetées ne sont pas très perméables à l’eau et sont assez résistants à la sécheresse (Packard et al., 1982). Cependant, les nids creusés au bord des lacs, chose assez fréquente en Nouvelle-Écosse, sont exposés au risque d’immersion prolongée durant les étés pluvieux. En 2003, tous les nids situés autour de lacs dans le parc national Kejimkujik ont été détruits lors d’une inondation survenue à la fin de l’été (Jennifer McNeil et Tom Herman, comm. pers., le 24 janvier 2005). Les crues saisonnières de la rivière des Outaouais risquent d’inonder les nids durant plusieurs jours, voire une semaine, ce qui serait probablement fatal pour les embryons.


Relations interspécifiques

Gillingwater et Brooks (2001) ont observé dans le parc national Rondeau des nids de tortue mouchetée infestés de larves de sarcophages. Selon ces auteurs, en 2000, 39 p. 100 des nids de tortues sur la plage de South Point étaient infestés par cette mouche, et les larves avaient attaqué un ou plusieurs des œufs ou des nouveau-nés par nid. En 2001, tous les nids de tortues mouchetées étaient parasités par des larves de sarcophages (Gillingwater et Brooks, 2002). Tous les embryons et les nouveau-nés infectés sont morts quelques jours après l’infection. Cette augmentation spectaculaire du parasitisme des nids de 2000 à 2001 est inexpliquée mais préoccupante, puisque l’installation d’un grillage de protection contre les prédateurs ne protège pas les oeufs contre les mouches. Il n’existe aucune étude décrivant ou estimant les torts causés aux tortues d’eau douce par les sarcophages. On ignore l’importance de ce facteur de mortalité, quoiqu’il semble présenter une menace potentiellement grave.

La tortue mouchetée est également parasitée par deux espèces de sangsues. Saumure (1990) a compté sur une tortue mouchetée du lac Big Clear (comté de Frontenac, en Ontario) sept sangsues, dont trois Placobdella parasitica, parasite bien connu et documenté de plusieurs espèces de tortues, et quatre Placobdella ornata. Il n’existe aucune mention antérieure de P. ornata comme parasite de la tortue mouchetée.


Adaptabilité

La tortue mouchetée peut vivre dans des milieux très divers; son habitat essentiel est donc difficile à définir. En dehors de son habitat naturel, la tortue mouchetée peut survivre à l’intérieur et en périphérie des grands centres urbains (Ruben et al., 2001; Bob Johnson, comm. pers., le 7 juin 2004). Malheureusement, le taux d’échec de la nidification y est extrêmement élevé (~100 p. 100), et le taux de recrutement dans la population adulte extrêmement faible (~0 p. 100) (Congdon et van Loben Sels, 1991; Congdon et al., 1993 et 2001; Ruben et al., 2001). Les populations vivant en milieu urbain sont physiquement isolées les unes des autres par les voies de circulation et les aménagements commerciaux et résidentiels (Ruben et al., 2001). Celles qui vivent près des routes courent un risque plus élevé d’être heurtées par des véhicules. On peut donc présumer que les populations vivant en milieu urbain connaissent un taux plus élevé de mortalité des adultes et des nouveau-nés. Il est également probable qu’elles soient âgées, comptent plus de mâles que de femelles, aient un taux de recrutement nul ou très faible et ne soient pas viables à long terme.

La longue durée d’une génération (plus de 40 ans) limite la capacité d’adaptation génétique de l’espèce aux changements soudains des conditions environnementales. Les populations périphériques vivent déjà presque à la limite de leur tolérance physiologique, et on peut penser qu’elles sont plus vulnérables aux changements climatiques et aux conditions météorologiques exceptionnelles (Herman et al., 2003). Les petites populations à maturité tardive sont particulièrement sensibles à une augmentation, même légère (<5 p. 100), du taux de mortalité chez les adultes en raison du faible taux naturel de recrutement des tortues juvéniles dans la population adulte.

Par ailleurs, à cause de leur grande longévité, les individus connaissent généralement des changements dans les conditions du milieu où ils vivent. Bien qu’ils soient très fidèles à leurs sites de prédilection, ils sont probablement capables de se déplacer au besoin (Herman et al., 2003). En Nouvelle-Écosse, on a observé des changements de sites de nidification, de sites d’hivernage et de domaines vitaux, mais les raisons derrière ces changements n’ont pas toujours été élucidées (Power, 1989; McNeil et al., 2000, données inédites). On a également observé chez la population adulte de l’île Pelée, une année de sécheresse, un changement d’habitat de prédilection et d’étendue du domaine vital (Ben Porchuk, comm. pers., le 1er avril 2005). Dans ce cas, on a noté que les individus se déplaçaient des milieux humides de l’intérieur vers les rives du lac Érié et grattaient des algues sur les roches pour se nourrir.

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