Examen scientifique aux fins de la désignation de l’habitat essentiel du caribou des bois boréal: chapitre 14

Annexe 6.5

Méta-analyse nationale de la démographie et des perturbations dans l’aire de répartition du caribou boréal

Préface

Une étape essentielle du processus de désignation de l’habitat essentiel est de déterminer les caractéristiques d’une aire de répartition du caribou qui favorisent ou qui mettent en danger la persistance de la population (c.-à-d. la capacité de l’aire de faire vivre une population autonome). Cette méta-analyse est une compilation des données démographiques des populations de caribous boréaux dans tout le Canada en vue d’évaluer le lien hypothétique entre les paramètres des populations de caribous et les niveaux de perturbations anthropiques ou naturelles (feux) dans les aires de répartition du caribou. Les résultats de ce travail fournissent des lignes directrices quantitatives pour l’un des trois critères d’évaluation (perturbation de l’aire) utilisés dans l’évaluation des populations locales pour la désignation de l’habitat essentiel.

 

Introduction

Le caribou des bois (Rangifer tarandus caribou) est classé parmi les espèces en péril à l’échelle nationale dans la plupart des provinces et territoires, dans son aire de répartition, en raison de son recul à grande échelle et du déclin des populations, associés en grande partie à l’établissement humain et aux perturbations (Bergerud, 1974; Mallory et Hillis, 1998; Schaefer, 2003; Vors et coll., 2007). Cette espèce est étroitement associée aux forêts de conifères en fi n de succession et aux tourbières (Rettie et Messier, 2000). Ces forêts sont une source de lichens, qui constituent la principale alimentation du caribou des bois, particulièrement en hiver, mais la disponibilité du lichen n’est généralement pas considérée comme un facteur limitant (Schaefer et Pruitt, 1991; Joly et coll., 2003; Courtois et coll., 2007). Mais surtout, ces forêts sont un refuge contre les prédateurs et d’autres ongulés (Bergerud et Elliott, 1986). De nombreuses populations de caribous des bois sont en déclin, et on croit que la principale cause est l’augmentation de la prédation. L’exploitation forestière et d’autres perturbations qui augmentent la quantité des forêts aux premiers stades de succession écologique favorisent des densités plus élevées d’espèces prédatrices comme l’orignal (Alces alces) et le cerf de Virginie (Odocoileus virginianus), qui font vivre des densités plus élevées de prédateurs, particulièrement les loups (Canis lupus) (Bergerud et Elliott, 1986; Seip, 1992; Stuart-Smithet coll. , 1997; Racey et Armstrong, 2000; Wittmer et coll., 2005; 2007). De plus, les perturbations linéaires (p. ex., les routes et les lignes sismiques) qui accompagnent le développement industriel dans la forêt boréale accroissent la mobilité des prédateurs et l’effi cacité de la chasse (James et Stuart-Smith, 2000; Dyer et coll., 2001; McLoughlin et coll., 2003; James et coll., 2004). Le caribou boréal, un écotype de caribou des bois, est en déclin dans la majeure partie de son aire en Amérique du Nord (McLoughlin et coll., 2003). Étant donné les niveaux de plus en plus élevés de développement industriel dans les zones auparavant vierges, la prévention et l’atténuation du déclin des populations deviennent de plus en plus la priorité des mesures de gestion.

Dans cette étude, une seule question se pose : y a-t-il un lien évident entre la démographie du caribou et les niveaux de perturbation anthropique ou naturelle (feux) dans les aires de répartition du caribou boréal au Canada? Nous nous attendions à ce que la survie des adultes, le recrutement des daims et la croissance globale de la population aient un lien négatif avec les changements qui créent un habitat favorable pour les orignaux et les chevreuils, selon la logique voulant que l’augmentation des proies primaires augmente la densité des prédateurs qui contribuent au déclin des populations de caribous. L’évitement du développement industriel et des brûlis récents par le caribou (Bergerud, 1974; Mallory et Hillis, 1998; Dyeret coll.,2001, Schaefer, 2003) (Schaefer et Pruitt, 1991; Joly et coll.,2003; Dunford et coll., 2006) a été bien documenté; il est donc raisonnable de penser que ces facteurs ont une incidence négative sur la condition des aires de répartition concernant la capacité d’une région à faire vivre une population locale autonome. Wittmer et coll. (2007) ont découvert que les conditions de l’aire de répartition expliquaient le mieux la variation du taux de survie des femelles adultes parmi dix populations de caribous des bois de l’écotype qui se nourrit de lichen corticole. De plus, dans un examen de 85 études portant sur l’incidence de l’activité humaine sur le caribou, Vistnes et Nellemann (2008) ont conclu que le choix de l’échelle spatiale pour examiner les incidences avait une influence considérable sur les conclusions, et recommandaient des études à l’échelle régionale pour obtenir une évaluation exacte. Enfi n, dans une récente analyse de six populations de caribous boréaux en Alberta, Sorensenet coll. (2008) ont démontré un lien négatif entre la condition de l’aire de répartition et le taux de croissance d’une population. Leur modèle à deux variables, soit le niveau de perturbations anthropiques (% IND) et les feux (% FEU), expliquait 96 % des variations des taux de croissance des populations de caribous. Ainsi, notre sélection de l’aire de répartition du caribou comme unité d’analyse pertinente est justifiée.

Le modèle de régression de Sorensenet coll. (2008) représente un progrès important dans notre compréhension des effets des perturbations sur la démographie du caribou dans les aires des populations. Toutefois, l’étude était basée sur un petit nombre d’échantillons et une gamme de valeurs limitée pour les perturbations anthropiques (le niveau minimal de perturbation anthropique était de 31,6 %). Par conséquent, même si les données étaient suffisantes pour démontrer l’importance d’un lien entre les variables dépendantes et indépendantes, la portée du modèle est limitée pour les prédictions qui vont au-delà de la superficie et de l’espace des paramètres inclus dans cette étude, et il devrait être utilisé prudemment dans cette région pour la prédiction des niveaux minimaux des effets négatifs sur la croissance des populations de caribous. L’objectif de la présente analyse était d’étendre celle de Sorensen et coll. (2008) aux populations de caribous boréaux de tout le Canada afin de vérifier si le lien documenté était robuste dans un spectre plus large de conditions des aires de répartition, et d’orienter l’évaluation de la capacité des aires de répartition à faire vivre des populations autonomes. Les travaux originaux de cette étude ont été entamés en 2006, dans le cadre d’un travail indépendant pour étudier cette question. L’augmentation et le raffinement de cet effort ont été entrepris conjointement avec l’examen scientifique d’Environnement Canada de l’habitat essentiel du caribou boréal.

 

Méthodes 

Collecte de données – caribou

On a demandé à des chercheurs et à des organismes de gestion de fournir des données démographiques sur les populations de caribous des bois qui avaient été étudiées pendant au moins deux ans (le plus petit intervalle inclus dans Sorensen et coll., 2008), et pour lesquelles la survie des femelles adultes (déterminée par surveillance radiotélémesure) ou le recrutement des daims (levés des populations de femelles et de daims à la fin de l’hiver) avaient été mesurés. L’objectif était de rassembler des données qui montraient un écart de variation important dans la géographie et le degré de changement anthropique des aires de répartition des populations. Un sondage tabulaire sur les données accompagné de directives a circulé parmi les collaborateurs potentiels. Des données sur 25 populations boréales de sept provinces et un territoire ont été obtenues (figure 1). Il y avait une variation considérable dans l’intensité et la durée de l’échantillonnage, et la disponibilité de l’information supplémentaire.

Estimations des conditions des populations

Sur les 25 populations incluses dans l’étude, des données permettant d’évaluer la survie des femelles et donc, d’estimer les taux de croissance des populations, étaient disponibles pour 15 d’entre elles (tableau 1). Dans certaines populations, seul un petit nombre de femelles étaient munis de colliers émetteurs, et il y avait donc une variation élevée dans l’estimation de leur survie. Dans le but de maximiser le nombre de populations disponibles pour l’analyse, les estimations des taux de recrutement, qui étaient disponibles pour toutes les populations, ont été utilisées à la place des « conditions des populations ». Bergerud et Elliot (1986; 1998) ont démontré que le recrutement était directement lié au taux de croissance des populations de caribous et des autres ongulés. De plus, le recrutement peut être un meilleur indicateur à court terme des conditions des populations dans des paysages qui changent rapidement que de la survie des femelles ou du taux de croissance des populations, étant donné que les daims sont plus vulnérables à la prédation que les adultes, et qu’une survie élevée des adultes pourrait initialement masquer les effets négatifs des changements de paysages.

Pour vérifi er le lien entre le recrutement et la croissance des populations, et la pertinence de l’utilisation du recrutement comme variable dépendante de la condition de l’aire de répartition dans l’analyse de la régression, les données du sous-ensemble des populations pour lesquelles le recrutement et la survie étaient disponibles ont été utilisées pour estimer le taux de changement des populations (λ) selon Hatter et Bergerud (1991); voir aussi McLoughlin et coll. (2003) et Sorensen et coll. (2008). Toutefois, parce que des moyennes ont été fournies plutôt que des données annuelles pour certaines populations locales, un moyen arithmétique plutôt que géométrique a été utilisé (McLoughlin et coll., 2003; Sorensen et coll., 2008) pour estimer les valeurs moyennes de chaque paramètre au cours des années étudiées incluses pour chaque population (tableau 1). Les données de certaines populations ont été sous-échantillonnées afin qu’elles correspondent temporellement avec les données disponibles sur le changement du paysage, particulièrement, pour éviter l’inclusion de données démographiques qui ont potentiellement précédé le changement. De plus, certaines populations ayant des données à long terme ont montré des tendances qui laissaient croire qu’une moyenne de tout le pas d’échantillonnage n’était pas représentative des conditions actuelles de la population. Lorsqu’elles étaient disponibles, des données les plus récentes, remontant jusqu’à quatre ans, couvrant un pas d’échantillonnage maximal de cinq ans et ayant la plus grande correspondance temporelle avec les données sur le changement du paysage, ont été utilisées pour estimer les paramètres démographiques de l’analyse (tableau 1). Les six populations de l’Alberta incluses dans Sorensen et coll. (2008) étaient également incluses dans cette étude; cependant, les pas d’échantillonnage étaient différents (1993-2001 comparativement à 2002-2006). Il était donc possible d’évaluer aussi le lien entre le recrutement et la croissance de la population pour un second sous-ensemble de données qui ne se chevauchent pas temporellement, à partir de Sorensen et coll., 2008.

 

Annexe 6.5 – Figure 1. Localisation des 25 populations de caribous boréaux inclus dans cette étude.

Annexe 6.5 – Figure 1. Localisation des 25 populations de caribous boréaux inclus dans cette étude.

Délimitation des aires de répartition des populations

Les collaborateurs ont fourni les limites des aires de répartition pour les populations étudiées, obtenues de sources provinciales ou territoriales pour des aires de populations reconnues par elles, ou générées à 100 % à partir de polygones convexes minimaux (PCM) de données de télémesures fournies par les collaborateurs. La méthode de délimitation est indiquée au tableau 1 et illustrée à la fi gure 1. Lorsqu’une population étudiée correspondait étroitement à une aire de répartition reconnue à l’échelle provinciale-territoriale (c.-à-d. une correspondance de ≥ 90 %), les données étaient considérées comme représentatives de l’aire et la frontière provinciale-territoriale était utilisée pour la délimitation des populations et la caractérisation  des conditions de l’aire.

Caractérisation des conditions de l’aire et spécification du modèle

Suivant Sorensen et coll. (2008), le lien entre le recrutement et les conditions de l’aire a été évalué en comparant trois modèles candidats. Le modèle 1 considérait le pourcentage de la superficie de l’aire brûlée au cours des 50 dernières années des données de recrutement les plus récentes pour chaque population. Les données sur les feux de > 200 ha (RNCan. 2008; GNWT. 2008) de la base de données sur les grands feux, augmentée par la couverture additionnelle des Territoires du Nord-Ouest, ont été utilisées. Le modèle 2 considérait le pourcentage de la superficie de l’aire touchée par les perturbations anthropiques, à partir de couches du SIG obtenues de Global Forest Watch Canada (GFWC). Le GFWC a compilé la seule couverture disponible des perturbations anthropiques dans les régions forestières du Canada. Toutes les perturbations anthropiques linéaires et polygonales ont été numérisées à partir des images de Landsat durant la période 1985 à 2003, et combinées à une couverture additionnelle de routes, de réservoirs et de mines provenant de données couvrant la période de 2002 à 2006. Les perturbations linéaires comprenaient des routes, des lignes sismiques, des pipelines et des corridors d’utilités publiques; les éléments polygonaux comprenaient les régions récemment touchées par l’activité humaine comme les établissements, les zones industrielles peuplées, les terres cultivées (nouvelles et abandonnées), les réservoirs, les blocs de coupes et l’activité minière. Tous les éléments de la base de données ont été tamponnés de 500 m afin de créer une « zone d’influence », et fusionnés pour éviter le chevauchement de toutes les perturbations anthropiques. La méthodologie détaillée est décrite dans Lee et coll. (2006). Sorensen et coll. (2008) ont utilisé un tampon de 250 m dans leur quantification des perturbations humaines. Toutefois, nous n’avons pas eu accès aux données brutes utilisées dans l’analyse du GFWC, et nous n’avons pu choisir une autre largeur tampon. Néanmoins, un examen de la réaction du renne et du caribou à l’activité humaine à partir d’études du paysage à l’échelle régionale, Vistnes et Nellemann (2008) ont indiqué que le caribou réduisait son utilisation des aires dans un rayon de 5 km des infrastructures et de l’activité humaine. Un tampon de 500 m n’est donc pas déraisonnable.  Enfin, le modèle 3 considère l’effet combiné des feux et des perturbations anthropiques, appelé ici perturbation totale.

Annexe 6.5 – Tableau 1.Localisation, durée de l’échantillonnage, méthode de délimitation de l’aire (P/T = province/territoire; ZE = zone étudiée), ratio annuel de daims par 100 femelles (R), survie annuelle des femelles adultes (S) et taux de changement de la population (λ) pour 25 populations de caribous boréaux au Canada

 

Population
locale
Prov./terr. Années
disponibles
Échantillon

Nombre

d'années

Années
utilisées
Aire R S λ
Red Wine T.-N.-L 1981-1988,
1993-1997,
O 2 2001-2003 P/T 45.4 s.o. s.o.
Mealy Mountain T.-N.-L 1971,
1974-1975,
1977, 1981,
1985,
1987, 1994,
O 3 2002, 2005 P/T 50.3 89.0 1.19
Lac Joseph T.-N.-L 2000-2002,
2005, 2007,
O 4 2000-2002,
2005
P/T 34.3 s.o. s.o.
Val-d'Or QC

1987-1988,
1990-1991,

1995-2002,
2004-2005

O 4 2001-2002,
2004-2005
P/T 15.3 87.0 0.94
Manicouagan QC 1999-2001 N 3 1999-2001 P/T 50.5 75.0 1.00
Manouane QC 1999-2001 N 3 1999-2001 P/T 28.1 86.0 1.00
Pipmuacan QC 1999-2001 N 3 1999-2001 P/T 40.6 82.0 1.03
Charlevoix QC 2000-2001,
2004-2006
O 4 2001,
2004-2006
P/T 35.0 s.o. s.o.
Jamesie QC 2002-2003 N 2 2002-2003 P/T 27.4 s.o. s.o
James Bay ON 1998-2000 N 3 1998-2000 ZE 21.3 79.0 0.88
Pukaskwa ON 1973-1991,
1997, 1999,
O 3 1997, 1999,
2001
P/T 40.3 s.o. s.o.
Smoothstone-
Wapawekka
SK 1993-1995 N 3 1993-1995 ZE 28.0 84.0 0.98
Caribou Mountain AB 1995-2007 O 4 2003-2006 P/T 17.4 75.0 0.82
ESAR AB 1994-1997,
1999-2007
O 4 2003-2006 P/T 13.4 86.6 0.93
Red Earth AB 1995-1997,
1999-2007
O 4 2003-2006 P/T 13.6 81.9 0.88
WSAR AB 1994-2007 O 4 2003-2006 P/T 20.9 84.2 0.94
Little Smoky AB 2000-2007 O 4 2003-2006 P/T 12.3 82.2 0.88
Cold Lake AB 1999-2002,
2004-2007
O 4 2002,
2004-2006
P/T 12.6 83.8 0.89
Chinchaga AB 2002-2007 O 4 2003-2006 P/T 13.9 87.0 0.93
Snake-Sahtaneh C.-B. 2004-2005 N 2 2004-2005 P/T 7.2 94.0 0.97
Cameron Hills T.N.-O 2006-2008 N 3 2006-2008 16.4 s.o. s.o.
Nord de Dehcho T.N.-O 2006-2008 N 3 2006-2008 20.7 s.o. s.o.
Sud de Dehcho T.N.-O 2006-2008 N 3 2006-2008 32.3 s.o. s.o.
Sud de la région
visée par l’entente
avec les Gwich’in
T.N.-O 2004-2006 N 3 2004-2006 28.9 s.o. s.o.
Nord de la
région visée par
l’entente avec les Gwich’in
T.N.-O. 2005-2006 N 2 2005-2006 45.4 s.o. s.o.

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